Pélerinage




     Le bitume était de moins en moins bien entretenu au fil des kilomètres, même si les poids lourds filaient toujours aussi vite sur ces routes étriquées par des bas côtés qui les grignotaient. Le mulet avançait bien, régulier comme un métronome, opiniâtre à avaler les inégalités du revêtement. Il y a bien longtemps que je rêve de parcourir l'Europe, ses terres de sang marquées par les conflits du siècle dernier. Pour voir ce qu'il reste de son histoire, de sa diversité. Tant de voyageurs avaient pris la route vers l'est pour y faire la guerre, en quête de gloire, d'éternité? Je voulais voir ce qu'ils avaient vu, nombre d'entre eux ayant effectués leur périple à motocyclette. L'entre deux guerres avaient vu les derniers élégants voyageurs motocyclistes en trench coat beige et gants beurre frais. Puis il y avait eu tant de mouvements de populations pendant et après le deuxième conflit, un tel brassage de misère et de souffrance. Les chars avaient labourés les plaines, les obus marqués les paysages et les esprits pour des générations.


     Au delà des récits des anciens et des livres qu'on dévore dans sa prime jeunesse, qu'y a t'il dans le seul monde qui s'offre à nous, que reste t'il de la diversité culturelle à l'heure d'une normalisation mondialisée? Je savais bien que je n'allais y trouver aucun vestiges, mais les paysages, armé des livres de ma jeunesse pourraient peut être me faire toucher du regard une part des réalités passées. Il n'y avait dans la démarche pas qu'un pèlerinage pour y retrouver un quelconque chemin. Je voulais trouver le vivant, l'autre sur ces routes. En sillonnant ainsi les voies de la deuxième guerre civile européenne, ou de sa deuxième tentative de suicide, réussie celle là, je fuyais sûrement des choses, mais je me cherchais aussi. Je voulais en faire le tour par le nord, des Flandres à la Poméranie, puis piquer au sud  jusqu'à la Volga et retour par les Alpes et l'Alsace jusqu'à mon val de Loire natal.

     Parcourir les terres de sang qui ont vu tant de batailles au travers des siècles, leurs occupants se retrouvant au milieu de tant d'hégémonies et d'avidités de lendemains qui chantent . Les hommes qui les peuplaient comme ceux qui les parcouraient faisaient preuve d'une telle volonté surpassant nos capacités de consommateurs post-modernes. Le long des routes en m'éloignant de l'Europe occidentale je croisaient des vendeuses à l'étal chargé de légumes, opiniâtres militantes de la vie malgré tout. Comme en Afrique où elles portent le continent à bout de bras, ces femmes de l'est maintenaient la vie et l'espérance quoi qu'il advienne. Comme si les hommes n'arrivaient plus à renoncer à leurs travers de gosses et saccageaient leurs jouets.

     Sur ces routes rectilignes sans fin bien loin de notre jardin de cure national avec ses petites allées si parfaites, je me demandais s'il y avait encore des différences entre tous ces endroits aux monuments commémoratifs désuets cernés par l'urbanisation standardisée. A quoi bon sillonner les routes, pour y humer la mémoire de quels combats ? La conduite de la motocyclette me faisait figure de marche méditative pour occidental embourgeoisé. N'étant pas mécanicien et n'ayant pas les moyens de m'en offrir les services pendant mes escapades, j'avais renoncé aux machines capricieuses de ma jeunesse pour de dignes représentantes du zen et du shintoïsme. Je trahissais toutes mes valeurs motardesques énoncées depuis un quart de siècle, même en état d’ébriété avancé.


     Fallait il renoncer également à un quelconque sens du voyage, comme ces américains de l'Iron Butt qui abattent  1000 miles en moins de 24 heures juste pour bouffer du bitume, sillonnant leur pays d'est en ouest et du sud au nord comme des météores? L'idée m'avait traversée l'esprit et puis je m'étais rendu compte que je le faisait déjà en allant rendre visite à de vieux camarades à l'autre bout du pays sur deux jours. Sauf qu'en bons anticonformistes on carburaient à plus de deux tours et demi de vis de richesse à la pause du soir en refaisant le monde... Le plus comique c'est qu'on s'éloigne de la moyenne annuelle française de 3000 kilomètres par an pour un deux roues. Deux Iron Butt par an, ça fait pas épais, même en allant chercher sa baguette de pain au village d'à côté. Reste à savoir pourquoi je n'arrive pas à considérer le deux roues comme un lego pour adulte à l'instar de le majorité de mes concitoyens. Un loisir comme les autres, c'est ce que c'est aujourd'hui, pourquoi s'obstiner à vouloir en faire autre chose?


     Et la route défilait sans fin toujours plus à l'est avec ça et là quelques stations services lépreuses alternant avec celles majoritaires et bardées de néons témoignant de l'avancée du progrès et du bonheur généralisé. Les monuments à la gloire du socialisme soviétique avaient disparus depuis mon dernier passage de l'autre côté du rideau de fer, remplacé par les enseignes publicitaires qui pullulaient anarchiquement aux abords des zones urbaines traversées.

     Alors quoi? Faute de faire sens il fallait agir, travailler l'exercice avec l'assiduité d'un méditant ou d'un artiste martial jusqu'à faire corps avec la machine, avec les mêmes questions sous le casque:
Pourquoi quitter son fauteuil et le seuil de sa porte pour voir le monde, quel est l'intérêt de l'ailleurs? Pourquoi contrevenir à l'adage taoïste du non agir?
Alors je roulais avec toujours plus de questions que de réponses avant de revenir à la seule activité satisfaisante.
Se concentrer sur la route, prendre conscience de sa respiration, interroger sa position, un agir sans pourquoi. L'usage de la motocyclette est un chemin et une destination en soi. Ce qu'on cherche dans le voyage, on le trouve en rentrant chez soi.




Sans franchir le seuil
Connaître l'univers.

Sans regarder par la fenêtre
Entrevoir la voie du ciel.

Le plus loin on se rend
Moins on connaît.

Ainsi le sage
Connaît
Sans avoir besoin de bouger
Comprend
Sans avoir besoin de regarder
Accomplit
Sans avoir besoin d'agir.

Lao Tseu  Tao Te King §47












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