Le goût des livres



     C'était en automne dans une petite ville des bords de Loire, le ciel était bas et les pavés qui bordaient l'église brillaient de la pluie récente. Mes souliers glissaient sur le trottoirs et je tenais la main de mon père qui frottait contre son caban marine et son gros velours côtelé dans un balancement exagéré pour jouer avec moi. Même dans le jeu, mon père avait des pudeurs maladroites dont il ne savait se départir. Je me souviens que j'étais triste, je ne sais plus trop pourquoi mais ça me faisait pas mal trainer des pieds en me mouchant du revers de la manche. Je me souviens de la petite rue le long de l'église, et de la devanture assez anodine, on aurait cru une maison particulière.

     L'intérieur était sombre, boisé avec des éclairages indirects et sentait fort l'encaustique et le cirage. Les rayonnages étaient peu nombreux comparé à la débauche à laquelle  on assiste dans la grande distribution, et les livres étaient recouverts d'un papier translucide qui ressemblait à du calque de dessin sans vraiment en être.

     Je me souviens d'une femme à la robe désuète et au gilet fatigué, au regard clair et pétillant malgré un chignon assez strict, au langage soigné dans une diction de maîtresse d'école. Elle discutait avec mon père de littérature pendant que je parcourais de l'œil les rayonnages, n'abandonnant pour rien au monde sa grosse main rassurante dans cet environnement inconnu de l'illettré que j'étais à l'époque. Tout ces signes partout me renvoyaient à la bibliothèque de mes parents dans leur chambre mais dans un climat plus feutré, presque plus mystique.

     Il n'y avait personne d'autre que nous, l'endroit semblait échapper au couloir du temps, comme si on était entré dans l'entre deux mondes d'un roman fantastique. Il y avait un comptoir chêne foncé où des ouvrages attendaient leur rangement sur des étagères du même bois avec un capitonnage bordeaux à l'intérieur. Un classeur à fiches cartonnées jaunies était ouvert. Des fiches aux signes cabalistiques gisaient éparses à ses côtés.

     Après avoir fait le plein de livres, mon père s'est tourné vers moi en souriant et la dame est partie dans ses rayonnages pour en revenir avec un petit livre à la tranche de tissu rouge avec un lapin et un ours en couverture. Elle ne s'est pas penché vers moi mais s'est accroupie pour me le tendre en me souhaitant de prendre plaisir à sa lecture. J'ai pris le livre, attiré par la couverture au dessin flamboyant et à la tranche de tissu si agréable au toucher.

     Je ne me souviens plus y être retourné, je me souviens juste qu'elle m'avait donné ce livre, alors que mon père m'avait bien expliqué la différence avec une librairie où on les achetait pour les garder ensuite. De retour à la maison j'ai gardé le livre, plus comme un jouet dont on ne sait pas encore se servir que comme d'un monde à découvrir. Par la suite je l'ai regardé, puis on me l'a lu, avant que je ne puisse le déchiffrer à l'aide d'un abécédaire imagé. chaque livre devenait un voyage, un monde à lui tout seul. Bien sûr qu'il y a eu des bandes dessinées par la suite, des romans à n'en plus finir, je développais un appétit d'ogre pour la lecture qui ne m'a plus quitté depuis. Rien à voir avec ce que l'école réclamait de moi ou d'une adéquation avec des résultats scolaires qui n'ont jamais eu lieu. Il s'était produit quelque chose du pas de côté, comme lorsqu'on prends un chemin de traverse par un trou dans les haies des chemins creux du bocage. Cette drogue si forte atténuait le réel, elle nourrissait les rêveries au fond de la classe près de la fenêtre et du radiateur. J'avais découvert un continent trompant l'ennui. Si certains ont besoin d'un environnement serein pour lire, c'était la lecture qui m'apportait la sérénité. La perspective du livre me permettait d'endurer les demandes des adultes, les règles entravant ma soif de musarder dans la campagne en quête de multiples aventures. La liberté prenait forme en même temps qu'un accès à un potentialisateur d'émotion. Lire donnait du goût au monde en même temps qu'il le dépoussiérait de ses artifices. Faute d'en avoir l'âge je vivais des aventures à travers les mondes et les continents.

     Sans doute que d'autres rencontres ont été déterminantes, que d'autres hiérarchiseraient celle de l'humain comme première aux autres. Mais comme certains apprécient plus la compagnie des animaux que celle des hommes, je crois que la compagnie des livres m'est aussi importantes que bien d'autres, voire plus peut être. On peut s'en désoler, j'y voit un lien à l'humanité tout de même, si particulier soit-il.

     Alors depuis la lecture demeure ma meilleure compagne de voyage, maîtresse séduisante et jamais ennuyeuse à mes côtés à chaque instant de la vie. Pour apprendre et me divertir. Elle accompagne ma route et poursuit la conduite de la motocyclette qui est méditation en mouvement.



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