L'Optimisme
Cette période de l’année est très
agréable, ce moment où le climat quitte les aléas du printemps pour s’inscrire
dans le confort de l’été. La faune redevient bruyante, sûre de son impunité
suite aux rigueurs passées. On s’enhardit à ne plus emporter de tenue de pluie,
à pousser l’insolence jusqu’à abandonner les manchons du guidon des bécanes.
Avec les beaux jours et avant que
les congés payés ne mobilisent les vieux crabes vers leurs devoirs d’état, on
se retrouve pour un dernier raid, les dernières retrouvailles avant la belle
saison qu’est l’hiver. Comme c’est le dernier, on choisira consciencieusement
son itinéraire, les ingrédients de sa réussite, le chemin important autant que
la destination.
J’avais décidé de longer la Loire
en remontant son cours avant de fondre sur la vieille province enclavée au nord
du Bougnalistan non loin des terres des Burgondes. L’objectif n’était pas
forcément loin de ma patrie, le petit pays de mes pères, et j’avais tout loisir
de prendre mon temps pour savourer l’instant présent.
Le vétéran à l’initiative de
cette réunion n’en était pas à son coup d’essai. Iconoclaste récemment rescapé
des hôpitaux, il avait su par le passé créer une alchimie enrichissante dans
l’échange de personnalités diverses et enthousiastes autour du terroir et des
deux ou trois roues. La richesse dans les relations après tout est peut-être
dans la capacité à accepter l’idée de l’autre pour mieux exprimer sa
différence. A l’heure d’une mixité consensuelle et soporifique je préfère la
richesse de la différence et de la diversité.
Le consensus mou ambiant est une véritable mort pour l’intelligence.
Alors on goûte le rituel, ceux
arrivés la veille ont déjà dressés la table et débouchés quelques flacons. Je
suis arrivé au mitan de la journée, après une ballade rafraîchissante et
récréative, un pur bonheur après tous ces mois de transports utilitaires. Après
les embrassades et le plaisir de se retrouver, j’ai cédé à la perspective de
prendre un premier verre avant de monter ma guitoune, concession téméraire qui en
a contraint plus d’un à finir enroulé et ronflant dans leur toile de tente au
clair de lune. Au bout de quelques morceaux de saucissons et d’un quart
agrémenté d’un malt un brin tourbé que j’affectionne, la conversation a glissé
sur l’optimisme.
Par fainéantise je réunis sous ce
vocable les propos autour de solutions éventuelles pour infléchir l’évolution
de notre civilisation. Sur l’analyse de son cheminement, le consensus était
unanime, les contradicteurs idéalistes du progrès ayant décliné l’invitation
après avoir proféré des anathèmes pour justifier la faiblesse de leurs
arguments. Je rêverais de rencontrer des contradicteurs sérieux en la matière
mais pour le moment je reste frustré . Si j’ai une conception
tragique de l’humanité, elle ne constitue pour autant pas un facteur de
morosité personnelle. Peut-être est-ce en lien avec l’amour de mon destin que
m’a invité à cultiver un promeneur héliotrope à grosses moustaches du siècle de
l’arrogance occidentale. Toujours est-il que certains autour de la table
s’imaginaient que leur civilisation allait survivre à la concurrence
démographique et à des cultures traditionnelles bien ignorantes de notre
modernitude ambiante.
Cette espérance chez l’autre ne
cesse de piquer ma curiosité. Il y aurait des alternatives au destin de notre
civilisation en coma dépassé. Or si le corps est vivant, il n’y a plus de
cerveau pour conserver le tout, pas de volonté politique ou individuelle pour
préserver le collectif. Il n’y a même pas de lutte d’arrière-garde, pas plus
qu’il ne peut y en avoir. Notre vieux monde va à la vitesse d’un paquebot
italien en croisière vers les récifs côtiers d’une globalisation à la merci de
la première pénurie d’énergie fossile et d’autres mondes en grande santé. Tout
en oubliant que ce vieux monde quand il était en forme était organisé de la
même façon que ce qu’on reproche aux barbares qu’on fustige à longueur de
télévision aux heures de grande écoute.
J’étais attentif à leurs
préconisations de bons sens pour réanimer le cadavre, qui parfois pouvaient
s’apparenter aux saignées qu’on croise dans le théâtre de Molière. Qui pourrait
se battre pour un hamburger, un téléphone portable, ou une émission de
divertissement cultivant la régression intellectuelle ? Comment réunir et
mobiliser des gens pour ça ? Après tout, qu’y a-t-il de grave à être
digéré par la barbarie avant de voir émerger une nouvelle civilisation ?
Nous vivons le luxe d’un accès à la culture quasi sans limite nous permettant
de cultiver notre jardin personnel à l’échelle d’une œuvre d’art. Cette semence
fécondera une civilisation existante pour l’enrichir et la magnifier.
Comme à l’habitude les
conversations ont fait des allez et retours entre sujets triviaux et reprises
de sujets sensible, comme pour mieux les digérer, les déguster au fil des
grillades et des légumes amoureusement cuisinés par notre organisateur qui n'avait pas qu'une corde à son arc en la matière. Comme si les mets n’étaient
que la garniture de ces rencontres et de ces conversations.
Alors bien sûr nous sommes allés
à la rencontre des paysages environnants, des locaux de l’étape, pris des
nouvelles des absents. Mais, mais l’essentiel était ailleurs. Et cet ailleurs
était peut-être la poursuite de la conversation intérieure que constitue la
conduite de la moto, à l’épreuve de la rencontre, hors des lieux communs et à
l’épreuve de la différence.
Le lendemain on s’en retourne
ragaillardi, fort du regard des autres, du plaisir de la rencontre. Autre chose
que le sirop fadasse de moraline habituellement servi dans tant d’autres
espaces. On se surprend à faire le chemin de retour en chantonnant,
relativisant l’épreuve que constitue le retour à la
« Syphilisation ».
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