Déroute




    Le Rustikhistan est un pays qui a délocalisé ses indigènes, ceux qui vivent dans le pays de leurs parents, à l'écart des zones urbaines dévolues à des cadres hyper-qualifiés dans la compétition ou à une main d'œuvre d'importation peu regardante sur les salaires et soucieuse de s'intégrer. On est très loin de notre paradis où coule le lait et le miel et où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Là bas, de grands axes autoroutiers relient les métropoles de la vallée, laissant les déserts agricoles montagneux se repeupler d'autochtones vivant des minima sociaux et de boulots précaires.

Ainsi, dès qu'on quitte la vallée et les grands axes,  les ronds points financeurs de campagnes électorales et les centres commerciaux dans la compétition de laideur, on peut se dégourdir les bielles sur un réseau secondaire vieillissant et mal entretenu. Au fil des départementales, les cités dortoirs cèdent la place à de petites villes aux rues principales entièrement à vendre et à la superette "vintage". Les vicinales conduisant à un habitat de hameaux isolés aux bâtiments officiels démantelés depuis que les communes ont été regroupées à marche forcées pour satisfaire à la rationalisation économique au mépris des particularismes locaux.

Après le déclin d'une agriculture extensive subventionnée, les champs sont retournés en jachère excepté une culture vivrière et de l'élevage gambadant sous le regard bienveillant de la communauté. Les déserts agricoles sont majoritaires dans ces zones de replis et sont propices à la promenade motocycliste.

L'exotisme est de retour hors des grandes villes au détour des vicinales et à l'ombre des stations essences abandonnées. Sous réserve de compléter son bagage de bidons d'appoint pour le carburant, on peut sillonner la campagne à l'éclairage des cartes d'états majors rigoureusement tenues jusqu'au siècle dernier et d'une bonne boussole pour les moments d'égarement. Les premières années où je me suis aventuré dans ces contrées, le mulet en bicylindre que je possédais me paraissait convenir au terrain. Sans être aussi lourd que les avions de chasses pour aventuriers en goguette qu'on nous inflige actuellement, il était suffisamment récent pour que je ne me préoccupe pas trop de son fonctionnement. Le refroidissement liquide soulageait le moulin dans les petits chemins de montagne, c'était pas mal. Je mettais sur le compte de la précarité le fait que les locaux roulent avec des petits mono ou bicylindres refroidis par air hors d'âge quand ils délaissaient leurs tracteurs ou leurs fourgonnettes.

En fait ce n'était pas que pour ça, j'allais l'apprendre à mes dépends. Chargé comme on peut l'être pour deux semaines de routes en autonomie complète, j'envisageais de rouler toujours plus au nord- est à la frontière avec la Bordurie pour retrouver des amis qui avaient pris leurs quartiers d'été dans une cabane de berger abandonnée retapée pour l'occasion. Les orages gênaient à peine ma progression et ma combinaison de quart de marin pêcheur assurait son office même si le tour de cou commençait à mécher sur mon chandail. Toujours aussi tête en l'air, j'avais oublié de mieux assurer l'étanchéité du col.  Après une jolie ligne droite, ce que de loin j'avais pris pour l'annonce d'un virage s'avéra être une coulée de boue qui avait emporté une partie de la route. A première vue ça paraissait faisable, un peu gras peut être, mais faisable. Ouais... Pas trop fier je m'engage dans la boue en première, léger sur les gaz sans pour autant empêcher l'arrière de partir un peu. Et puis là, comme une merde, je glisse puis cale ma roue arrière dans un nid de poule de la taille à servir de salle d'accouchement à un hippopotame.... Le fourbe était dissimulé par la boue. C'était bien, pas comme si il pleuvait des cordes et que j'étais en plein désert agricole. La bécane avait la roue arrière dans la boue et le bras oscillant et l'arrière du châssis était calé au bord du nid de poule. Note, plus besoin de béquiller, ça tenait tout seul. Par contre, pour aller plus loin, ça allait être compliqué.

Dans ces cas là, tu pestes d'emmener autant de trucs, tu enlève les bagages, tu te mets devant ta bécane en la prenant par le guidon et tu tires comme un âne. Après deux ou trois glissades sur la boue le cul par terre et l'entrejambe calée contre le pneu avant, oui je sais c'est pas ce qu'il y a de mieux en terme d'épanouissement, je me suis assis au bord de la route pour examiner la situation à tête reposée et rêver d'un endroit sec et d'un verre de schnaps. Tout seul, ça paraissait compliqué, voire pas facile. Avec un tracteur, ou un câble, ce serait mieux. J'allais devoir me passionner pour la marche à pied.

J'avais oublié qu'on est au Rustikhistan, et que dans ce pays béni des dieux, il y a toujours un type qui surgit de nulle part lorsque tu commences à perdre espoir. En l'occurrence, de l'autre côté de la coulée de boue, alors que l'orage se terminait, vint à ma rencontre un type au casque orange et à la cape de pluie juché sur un quart de litre chinois monté dans un cadre Rustikh assemblé dans la vallée. Le quatre temps avait sans doute besoin d'un échappement plus écolo mais sonnait bien. Le type, hilare, a sorti une corde de sa sacoche avant de venir vers moi pour me proposer un coup de main.  Pas fier, il a fixé son bout au guidon et m'a demandé de contrôler l'équilibre de ma bécane. Il avait réellement l'intention de tirer ma bécane avec sa trapanelle. Vous voulez que je vous dises, non seulement il avait l'intention, mais en plus il l'a fait. Forcément, ça m'a coûté cher en schnaps et en mal de tête au bistrot du village d'après mais ça valait le coup. On a discuté longtemps des avantages comparés de nos bécanes, de la mode des voitures déguisées en quatre roues motrices appliquées aux motos, outils de majorettes en mal de costumes de princesses...

Parce que faut être honnête, vouloir faire du chemin avec un tout terrain des villes tout juste fait pour enjamber un trottoir, et trop lourd pour être relevé tout seul, c'est juste idiot. Pour faire court.
Alors soit tu roules en routière et tu sors pas des routes balisées pour les touristes, soit tu restes humble et tu joues aux petits chevaux avec ce qui a toujours fait une moto. Un cylindre de guère plus d'un demi litre maximum, deux roues et un guidon. A moins de privilégier la voie royale de la motocyclette à panier adjacent. Nouvelle leçon du Rustikhistan à méditer.



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