L'absent du mémoire
C’était en
1988, j’étais étudiant infirmier de première année dans une école de province.
Si mes notes à l’écrit étaient correctes, mes appréciations laissaient à
désirer, mon irrévérence et mon dilettantisme collaient mal au sérieux et à la
rigueur nécessaire à l’exercice d’une profession encore enseignée comme un
sacerdoce. Je devais effectuer un stage au sein du Centre Hospitalier
Spécialisé du département, vieil édifice pavillonnaire du siècle dernier,
merveille d’architecture aux unités désuètes et en mal de restauration.
Le contexte n’était pas des plus
sereins puisque les Infirmiers de Secteur Psychiatrique voyaient leur formation
disparaître dans le cadre de l’harmonisation européenne et je faisais partie de
l’avant dernière promotion avant une formation unique majorée d’enseignements
de psychiatrie. Voués à voir leur
patrimoine culturel en grande partie disparaître, les Infirmiers Psychiatriques
boycottaient l’encadrement des futurs diplômés d’état en stage. A notre
arrivée, les soignants nous avaient présentés la bibliothèque du service pour y
travailler nos cours et l’aspect théorique de la psychiatrie. Les deux
collègues avec qui j’étais se cloîtraient de peur dans cette salle et
travaillaient leur cours en vue du prochain écrit, nous n’avions pas
d’évaluation pratique lors de ce stage.
Je n’ai jamais réussi à me
départir d’une certaine curiosité dans la vie, et mes lectures adolescentes
m’invitaient à découvrir cet environnement fascinant si souvent décrit par
Howard Phillips Lovecraft ou Stephen King, sans compter le local de l'étape, Hervé Bazin. Faute de motivation pour préparer un
écrit prochain qui se cantonnait à du bachotage et qui nécessitait pour moi de
répéter la veille pour mieux oublier le lendemain, je me suis mis à déambuler
dans les couloirs. Les infirmiers nous avaient invités poliment mais
significativement à ne pas rester jouer dans leurs pattes. Mais rien ne
m’empêchait de traîner dans le réfectoire où trônait une télévision en noir et
rose grillagée accrochée au plafond. Le petit carrelage des années cinquante
était magnifique et donnait lieu à de multiples réflexions à voix haute d’un
monsieur à la robe de chambre débraillée et tâchée de beurre assorties à des
charentaises qui avaient connus des jours meilleurs. Près des doubles portes
battantes ouvertes officiait près de son chariot une blouse blanche à l’allure
débonnaire et au regard pétillant de malice. Le geste assuré et large, il
serpillait consciencieusement en me regardant arriver.
« T’as pris un café ce
matin ? » a été son bonjour. Après un hochement du menton à l’adresse
du chercheur en équation de carrelage qui lui répondit par l’affirmative, il
revint avec un petit plateau supportant trois tasses de café et du sucre en cas
de besoin. Nous avons pris silencieusement le café puis il s’est enquit de ce
que je faisais à traîner dans le pavillon. Devant mon peu d’enthousiasme pour les
litanies du référentiel de compétence infirmier devant le mur des lamentations
des rayonnages de la bibliothèque, il m’a invité à le suivre dans son périple du
matin. Il consistait à aller porter les bons de commandes et à réceptionner des
bons précédemment effectués. Chemin faisant il m’a fait découvrir les
différents pavillons, m’a fait passer par l’unité fermée de sécurité de
l’établissement grâce à la complaisance d’un de ses collègues ASH. J’y ai
découvert des cellules capitonnées à l’ancienne et des gens manifestement en
grande souffrance au vu de leur comportement. Il m’a raconté son ancienne vie
de marsouin parachutiste, ses campagnes en Afrique, les blessures qui l’ont
finalement conduit à la vie civile et à l’hôpital. Il m’a emmené à la morgue et
son collègue qui nous a ouvert, manifestement souffrant de troubles addictifs,
a salué d’un tonitruant « bonjour tout le monde ! » les
habitants du lieu reposant dans des tiroirs aux portes de bois et poignées inox
comme le réfrigérateur chez le voisin charcutier quand j’étais petit.
Il m’a parlé de la raison qui
faisait jouer les infirmiers aux petits chevaux avec les patients en fumant
leur cigarette, à quoi servait la lecture de revues féminines avec les patients
dans le hall d’accueil. Je lui ai parlé de ma peur des douches collectives que
j’avais aperçues le matin, les infirmiers en bottes et en tablier de caoutchouc
blanc. Il m’a répondu par un récit de l’histoire de la psychiatrie, par des
références littéraires sur les personnages célèbres ayant été hospitalisées
dans l’établissement. De retour dans le pavillon il m’a parlé de l’équipe
soignante, de leurs compétences et des limites de chacun. C’était un inventaire
sans jugement, un état des lieux des atouts que je pourrais utiliser lors de
mon stage. Je suis retourné l’après-midi dans la bibliothèque sans grand
enthousiasme mais avec la conviction qu’il y a avait quelque chose à
investiguer.
Le lendemain matin, malgré la
désapprobation muette de mes collègues étudiantes, je suis retourné le voir et
lui ai lancé : « je peux te donner un coup de main ? ». Il
a rigolé de bon cœur, m’a affublé du vocable de « pauv’gosse » et m’a
filé une pelle à poussière pour préparer le travail
du balais à franges qui régnait en maître à l’époque dans les institutions
hospitalière. J’ai ainsi pris l’habitude de passer ma journée avec lui à aller
porter les poubelles, chercher les chariots de linge, les armoires de repas, courir
l’hôpital pour porter les examens ou aller chercher leur résultats. J’ai vu les
patients venir vers Henri, c’était son prénom, l’ASH, pour discuter avec lui,
lui parler de leurs souffrances, de leurs espoirs. Il avait l’écoute
bienveillante, les mots pour rassurer, l’œil pour me raconter ensuite ce qu’il
avait vu, l’histoire du bonhomme et l’évolution de son séjour. Ça a duré deux
ou trois jours, je ne sais plus. Et puis, une fin de matinée, un infirmier que
je trouvais très impressionnant par la force tranquille qui émanait de lui est
venu me trouver et m’a dit qu’Henri pensait que ça valait la peine que je le
suive pour les entretiens de la matinée. Il m’a dit : « à condition
que tu t’assoie là où on te dis, que tu regardes, que t’écoutes et surtout que
tu te taises. » J’ai pas moufté ni demandé mon reste, ai souri à l’adresse
d’Henri et ai marqué à la culotte l’infirmier par la suite. J’avais un référent
de stage.
J’ai bu beaucoup de café, craché
mes poumons avec du tabac gris partagé avec des patients et des infirmiers,
j’avalais goulûment des pans entiers de leur culture expérientielle qui me
faisait l’effet d’un Everest de la profession. A chaque fois que je passais
près d’Henri et que je voulais tourner en rond pour essayer de le remercier, il
m’envoyait paître par un « files, tu vas louper quelque
chose ! ». C’est passé trop vite, j’ai même pu accompagner un
infirmier lors d’une visite à domicile auprès d’une dame qui nous a offert un
café recuit, assis sur un canapé enfoui au milieu de couvertures tricotées main
et de napperons en pagaille. Je ne comprenais parfois pas grand-chose, la
symptomatologie était bien souvent obscure, mais je passais un stage
merveilleux où on m’avait fait de la place.
Merci Henri.
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