Liturgie païenne







          Il en est des fêtes comme du reste, celles que je préfère sont celles qui sont improvisées. Lorsque le jour s'avance et que l'envie se fait jour, celle qui partage mon quotidien devient magicienne. Je sens les choses venir lorsqu'elle songe en regardant la cuisine ou qu'elle dépose quelques propos anodins sur un condiment ou un aliment. Puis souvent elle cherche dans des livres l'inspiration, tout en revenant toujours à un classeur de compilation de recettes hérité de l'enfance et enrichi au fil des décennies. Ce carnet aux feuilles disparates et aux illustrations cannibalisées dans des revues tient du diurnal monastique ou plutôt du grimoire cabalistique, aide mémoire de rituels hédonistes sans cesse renouvelé et réinventé. Il n'est pas qu'écriture et illustration, elle y puise une force quasi transcendante qui la pousse au sortilège.

          A ce moment là souvent elle laisse en plan le livre, un tiroir  de condiments ouvert et un placard entrebâillé, laissant la magie comme en suspension dans la maison. Si on ne l'interroge pas, elle peut prendre son sac et son manteau et filer faire des courses sans demander son reste. C'est qu'elle est déjà envolée sur le balai, ou dans le ballet, d'une cérémonie dont elle a le secret. Elle va toujours au plus court, c'est qu'il n'y a pas de temps à perdre! A l'épicerie du village si possible ou à celle du village voisin. Parfois avec un air résigné elle s'arme de courage pour partir quêter le graal d'un met ordinaire à la petite ville voisine, puisqu'il fait défaut à nos réserves mais qu'elle ne saurait renoncer à sublimer.  

          De retour sans autres commentaires, elle se lance dans des allers et retours entre le sous sol, le jardin et la cuisine. Courant d'un ingrédient à l'autre, si elle officie j'ai réussi à y trouver une place. Mais il a fallu s'imposer avec humilité et opiniâtreté. L'assistant que je suis demande ce qui se prépare, va chercher un flacon à la cave en fonction pour qu'il décante, sort des ustensiles et épluche diverses chose. Je ne comprends goutte à l'assemblage mais je me berce d'odeurs et d'élégance dans les gestes et la posture. Si je perçois que le chantier est titanesque et nécessite de le mettre en valeur, je coupe quelques rondelles de saucissons ou tartine du fromage pour goûter le vin et le faire goûter afin qu'il soit vérifié qu'il est bien approprié. Dans ces moments il y a peu de commentaires, un claquement de langue pour le vin, un hochement de tête d'approbation pour la bouchée. L'heure est grave et digne.

          Vient le temps du couvert, de la table vite dressée de façon spartiate voire disparate. Par moment il convient d'assortir les couverts et les assiettes, mais toujours dans la simplicité. Comme souvent, on a oublié le pain, et il faut courir en chercher avant que la boulangerie ne ferme. Ces jours là on ne prend même pas d'apéritif, l'affaire est d'importance.

          Et là, d'un pas mesuré mais sûr, elle s'avance vers l'escalier pour entonner d'une voix claire un "à table" qui vaut toutes les élévations. La transsubstantiation est faite. Le divin est parmi nous comme jamais. Parfois en s'asseyant je souri à la vision du couteau d'office qu'elle a gardé pour manger, transgressant elle même l'injonction de mettre des vrais couteaux de tables "pour une fois". Alors je sors le canif de ma poche, outil indispensable à l'exécution du rite. Objet témoin d'une culture pluriséculaire d'affreux macho phallocrate que je suis. Le partage commence, chacun commente, les enfants rechignent, l'enjeu étant de taille pour contester l'autorité parentale. S'opposer sur la cuisine fait toujours mouche quand on a un cordon bleu pour mère. Surtout quand l'art est poussé au niveau de la sorcellerie.

          Prenez quelque chose de simple, que beaucoup prendraient pour banal, et ajoutez y cette magie. Et vous aurez du plaisir à l'état brut, vos papilles vibrerons  de plaisir, vos sens en émoi. La viande et sa cuisson, la sauce réinventé, ce goût qui n'en finit pas de fondre dans la bouche. Avec un plat pareil, il n'y a presque plus besoin de dessert, même s'il arrive en plus, comme pour servir ce qui l'a précédé. L'"ite missa est" est atteint lorsqu'elle lâche un "c'est rien à faire" avec une humilité non feinte. Il me suffit alors de la regarder pour la faire sourire. La communion a eu lieu.


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