L'élégance






photo Adam Wawrzyniak



           Dans ce gros centre hospitalier de province, deux canards sentant que l'hiver se faisait la malle ont élus domicile près des parterres de fleurs sans doute pour y nicher prochainement. On m'a dit qu'il en était venu quelques uns une année et que depuis, avant chaque printemps, un couple vient nicher entre les vieux murs multiséculaires et les immeubles high-tech aux immenses surfaces de verre. A les voir se dandiner dans les allées de cet hôpital de centre urbain, il n'y a pas qu'un côté surréaliste de l'effraction de la nature dans la tentative désespérée d'omni-contrôle humaine de micro massifs de plante archi-taillées et de rares allées de graviers dératissées. Pas que.  Lorsque ces gallinacés se posent sur l'herbe, le mâle et la femelle dans leur plumage respectifs, le cou rentré, comme prenant la pause, il y a de l'élégance. La nature a par définition des élégances qui nous laissent émus, presque fasciné parfois.

          Bon, je sais, on pourra ironiser sur l'élégance des gallinacés, il n'empêche qu'il est fréquent qu'on soit interpellé sur le sujet, de l'élégance en général, pas forcément de celle des gallinacés. Ces questionnements me laissent perplexes, je reste authentiquement sans réponse. Vous imaginez vous, être interrogé sur le beau? Un collègue m'a récemment interrogé pour connaître mon avis sur la beauté d'une personne que nous connaissions. J'y ai réfléchi, j'y réfléchi encore. Comment peut on tronçonner quelqu'un, ou quelque chose, entre son aspect, son contenu, ce qu'il nous remémore?
J'ai connu des gens à la plastique quelconque dégageant un charme indéfinissable mais pourtant bien présent. La fougue ou la culture d'autres supplantant bien des apparences. Et combien de beautés fatales se sont transformées en harpies à la première parole prononcée?

          Sans doute, sans doute est-il possible de se passionner pour la plastique à l'envie, mais dans ce cas comme on regarde un paysage, à la condition de quelque chose de statique. Dès que le paysage bouge, dès que la vie prend forme, il y faut de l'élégance.

          Il y a un quart de siècle j'avais pris un car pour me rendre en Syldavie. La frontière Bordure avait été très impressionnante, avec ses barbelés, ses miradors, ses gardes frontières et leurs chiens démuselés avant de passer contrôler les identités. En grimpant dans le vieux car, en pleine nuit après une traversée mouvementée de la Bavière, le garde frontière avait ostensiblement enlevé la muselière du chien puis armé son fusil d’assaut. A ce propos, avez vous remarqué que les journalistes affublent ces armes du terme d'arme lourde? C'est d'un comique, comment vont-ils alors qualifier un fusil mitrailleur ou un canon? Bon, le garde frontière et son arme légère passaient dans les rangées, la lampe torche au poing et vérifiait scrupuleusement mon passeport tout neuf. Curieusement les européens de l'ouest que nous étions se sont calmés tout net, comme si le houblon accumulé dans le pays voisin s'était d'un coup évaporé. Comme accueil, ça avait le mérite d'être particulier.
La suite s'est révélée impressionnante, la traversée d'un pays radicalement différent du notre, comme s'il avait suivi un chemin parallèle, victime d'une uchronie particulière.

          Passé une deuxième frontière pour arriver en Syldavie, j'ai découvert à deux jours de route de chez moi un monde radicalement différent, des valeurs d'accueil et d'échange comme en racontaient les anciens chez nous quand on les interrogeaient. Et puis il y avait l'hospitalité, généreuse, inconditionnelle. D'aucun vous diront que les gens étaient pauvres, que l'état sanitaire de la population était inquiétant. Je répondrais que les gens mangeaient à leur faim, que s'il n'y avait pas l'eau courante dans les villages pour tout le monde les gens étaient cependant propres et avaient un sens de la dignité que bon nombre d'entre nous ont perdus. Le luxe dans lequel nous vivons nous fait perdre l'idée du nécessaire.

          Dans le village où je contribuais dans la mesure de mes moyens à assister le médecin de campagne avec des moyens rudimentaires, j'ai appris à mesurer le temps différemment, en heure de charrette à cheval, j'ai échangé des pistes de lecture avec des gens roulant délicieusement les "r" en parlant un français châtié, j'ai bu force distillats de fruits et de graminées, et j'ai appris à aimer les pays de l'est. Je n'y suis pas retourné, la vie, les années fuient dans le sablier des contraintes, mais peut être un jour, peut être.

          Et bien dans ce village, les femmes avaient une dignité particulière, une présence forte, une volonté redoutable et une simplicité qui forçaient le respect. Leurs robes n'étaient sans doute pas de la dernière mode, leurs mains avaient le vécu de ceux qui s'en sont servi. Mais je me souviens de beautés farouches, de visages aux regards pénétrants, de rires et d'humour francs et fins. Nous avions des conversations bruyantes, nous cherchions à comprendre, éberlués par tant de générosité et de culture au fin fond de nulle part. Loin des téléviseurs et du progrès de l'Europe de l'ouest les gens lisaient, commentaient, argumentaient, philosophaient.
A la réflexion, peut être que je la situe là, la beauté éventuelle dont parlait mon collègue. Cette beauté qui me renvoie toujours vers le Rustikhistan et ses montagnards. Un endroit où les femmes n'ont pas peur d'avoir peur de vivre pleinement, tout en connaissant la place de chacun et l'interdépendance de tous.
Il y a de la beauté à assumer ce que l'on est.





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