Tripalium
J’arrive toujours trop tôt,
sans doute des restes de l’époque où je m’ennuyais au travail. Dans ces temps
de courses effrénées dans les couloirs, j’arrivais plus tôt, le temps de fumer
deux cigarettes avant d’embaucher. Il a fallu de nombreuses années pour que je
sorte des allants de soi de la profession et que je choisisse ce que nombre de
mes collègues me présentaient comme une voie de garage. 8 ans à galérer dans
des postes où j’ai appris l’implicite d’une discipline et d’une hiérarchie
omniprésente. 8 ans à apprendre à me
positionner face à ce que je ne voulais pas, ce que je ne voulais plus. Le tout en courant tout le temps, comme si on
allait inventer la machine à remonter le temps.
Depuis 17 ans je me passionne pour le comportement des
gens et l’accompagnement des écarts de route de ceux qui n’arrivent plus à
faire avec ce qu’ils sont. Bon, d’accord, des fois ce sont les autres qui
n’arrivent plus à faire avec ce que les gens qu’on nous amène sont devenus. Le
hic c’est que depuis deux ans, j’ai fini par accepter ce que je repoussais
depuis des années, à savoir organiser le travail des autres. Dans la fonction
publique, le chemin pour assoir le statut et la légitimité d’un chef d’équipe
tient de la saga. Les récits de projets s’enchaînent, les essais se succèdent,
et les concours s’accumulent. Et puis tout arrivant en temps et en heure, je
suis retourné à l’école, avec l’appréhension d’y retrouver l’entreprise
d’infantilisation de la formation initiale.
Donc je disais que j’arrivais tôt à l’école, en ce
petit matin pluvieux de ville de province endormie. Le célibat géographique me
permet une gestion empirique du temps, Poser son sac, ritualiser l’office de la
machine à café, saluer les matinaux puis s’immerger dans les livres bercé par
une cantate de Bach ou quelques airs d’opéra. J’avais passé ma formation
initiale plongé dans des récits
historiques ou politiques, l’âge aidant m’a vu faire la transition avec
le roman, le théâtre et la poésie.
C’est que c’est difficile de se former à la
quarantaine, de susciter une lueur d’intérêt quand on a fui ce qui fait les
délices de votre interlocuteur. L’intérêt de tout cela est que j’ai pu mesurer
à quel point le paradis de mes contemporains pouvait être mon enfer. Il y avait de loin en loin des interventions
sur l’interrelation avec des pistes de lectures pour la prochaine décennie à
savourer dans mon vieux fauteuil club près du poêle à bois. N’empêche,
n’empêche qu’au final il est des jours où il est difficile de mettre du sens à
tout ça. Alors on s’esquinte à rester attentif, à regarder la clinique de
l’apprenant à l’œuvre, à décortiquer les tentatives de pédagogie des
intervenants. Parce que il faut reconnaître, tout cela est fait avec beaucoup de
bonne volonté, pour mettre du sens à toutes ces économies nécessaires à l’arrêt
de la spirale infernale de la vie à crédit de notre société depuis une
vingtaine d’années.
Faut être honnête, notre activité professionnelle est
moins lucrative que la vente d’avions de chasses ou de centrales nucléaires,
surtout si c’est le chef de l’état qui fait le commercial et notre armée le
démonstrateur avec l’argent du contribuable. Alors on va chercher les sous,
rentabiliser la prothèse de hanche de l’octogénaire, la cataracte ou le
surpoids de la ménagère post-ménopausée. Reste le fou, le vieux, l’autre qu’a
pas les ronds. Rentabiliser ça, c’est pas simple. Ils essaient, ils essaient
mais c’est dur, et puis la populace a du mal à assumer le mauvais rôle depuis
la guerre quatorze, c’est connu. C’est venu insidieusement, les gens ont
commencé par ne plus vouloir faire la guerre, et puis après ils ont voulu leur
part du gâteau, et enfin ils en sont rendu à vouloir des politiques honnêtes et
désintéressés. Alors le vieux, le fou, l’autre qu’est pas de chez nous on a du
mal à le voir crever dehors, ou même vivre dans des bidonvilles comme partout
ailleurs dans le monde.
Pas facile à faire avec la voiture balai de la société
qu’est la psychiatrie. Mon boulot a permis pendant des années au bourgeois de
dormir tranquille en mettant un cache sexe sur la vulgarité de tout ce qu’il ne
voulait pas voir de la société. Mais ça coûte encore trop cher de laisser le
temps au gens de trouver leur chemin dans ce monde de fous, même aux yeux des
fous. Je ne suis pas dupe, je sais bien que la société est construite pour la
majorité au service d’une minorité qui n’a pour objectif que sa reproduction,
n’empêche que tout ça manque cruellement de projet collectif, d’envie de faire
quelque chose.
Alors je vais à l’école, je regarde évoluer mes
congénères, leur gestion de l’anxiété et de la charge de travail dont on nous
investis. La peur les guide pour bon nombre, tout cela semble faire sens pour
eux. Je me fais l’effet d’être un pique assiette du sujet, ou un intermittent
de la technocratie.
Mes rêveries m’entrainent vers les routes enneigées du
Rustikhistan, où les chefs de groupes tiraient leur légitimité de l’épreuve
partagée, de l’exemple donné, de l’absence de faux semblants. Les dragons
portés ouvraient la voie vers un village coupé de la vallée depuis le début de
l’hiver. Des renseignements indiquaient de possibles intimidations des Bordures
sur les populations montagnardes.
La moto de tête roulait sur la berne, préférant la
neige fraîche peu profonde aux plaques de verglas de la route défoncée et
abandonnée par l’administration depuis des décennies. Les side-cars se
suivaient, bonhommes, personnifiant le calme des vieilles troupes. Les hommes
connaissaient leur boulot, mille fois répétés à l’exercice, éprouvés sur le
terrain. L’adage « la sueur épargne le sang » personnifiait bien ces
volontaires qui savaient pousser le dépassement de soi jusqu’à l’absolu.
On est arrivé à la nuit tombé, bien rincé mais sans
encombre dans ce petit village de montagne. Au pied du panneau d’entrée de
bourg un petit tumulus de neige semblait masquer des caisses. Le chef du
village nous a accueillis avec le conseil des anciens dans l’ancienne église
reconvertie en mosquée en nous offrant le thé autour de nouvelles de la vallée.
Lorsque je l’interrogeais sur d’éventuels passage de troupes bordures, le chef
eut un hochement du bonnet avant de nous dire qu’ils en avaient vu passer
quatre. Devant son propos laconique, je lui demandais s’il savait où ils
étaient passés.
« Ils n’ont pas réussi à aller plus loin et sont
resté à l’entrée du village » me dit-il tranquillement. Devant mon
incrédulité, il poursuivit : « Ils sont dans les caisses au pied de
la pancarte de signalisation, on les enterrera au dégel. » La conversation
était close et il nous resservit du thé en nous questionnant sur nos régions
d’origine avant de nous proposer un matelas dans la mosquée.
Avec du recul, je ne sais pas si tout ça c’était de
l’organisation du travail conceptualisé comme il se doit, et si ça répondait à
des critères d’accréditation aux normes en vigueur dans la communauté
européenne. Ce qui me rassure c’est que même si je ne deviens pas un manager
inséré dans un environnement qui vise l’efficience, j’aurais quelques repères
concernant la notion de commandement.
Photo de Philippe Debiève
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