Joseph



     On a tous des événements ou des gens qui nous ont construit, il en est ainsi pour moi de Joseph.
C'était au siècle dernier lorsque j'étais étudiant. Lors d'un stage dans une clinique d'une petite ville de province (ben oui, on ne disait pas encore Région à l'époque), je m'initiais à l'art périlleux des soins en chirurgie. Je dis art car dans mon boulot, on est loin de la science, on apprend en répétant les gestes, en tâtonnant souvent, en ratant parfois. L'outil le plus difficile à apprivoiser restant soi-même.

Je n'étais pas particulièrement brillant mais je me trouvait le seul en stage à accepter la proposition de la surveillante (ben oui, on ne disait pas encore cadre de santé à l'époque) de dépanner de nuit sur un arrêt de travail inopiné, faut dire qu'ils le sont toujours. J'avais accepté par vénalité, à l'époque on ne gagnait rien en stage et comme disait le philosophe Michel Colucci: "les fins de mois étaient difficiles, surtout les trente derniers jours".

Je suis donc arrivé dans le service dans lequel j'étais en stage depuis quelques semaines pour accompagner un vieux crabe du service. Je ne l'avais jamais vu auparavant. A l'époque, pour pallier aux pénuries de personnel on travaillait en horaire coupé de façon systématique quel que soit le stage. huit heures jusqu'à midi et seize heures jusqu'à vingt heures. Comme les lieux de stages étaient loin de nos domiciles, on restaient sur place pour travailler les cours, ça faisait du douze heures d'amplitudes avec une pause d'une demi heure en gros le midi, de quoi faire hurler aujourd'hui....
De nuit, on était aussi en douze heures, ça me laissait de belles perspectives de repos cumulés pour bouquiner et flemmarder à souhait. J'ai franchi la salle de soins plutôt tranquille, je connaissais la boutique, j'avais pu mesurer la charge de travail et puis on m'avait dit que l'infirmier de nuit était bizarre, ce qui me rassurait au vu des futures collègues qui se trouvaient "normales".

Le bonhomme était en train d'éplucher les dossier, ignorant royalement les infirmières en train de butiner et de s'affairer pour ne pas laisser de travail pour le soir. ça me laisse goguenard cette volonté de vouloir laisser place nette, comme si c'était possible dans un service de soins tournant vingt quatre heures sur vingt quatre. Avec ses espadrilles de couleurs rouges assorties à ses bretelles sur un débardeur de coton qu'on aurait pu donner à une personne hospitalisée, sa blouse avait du mal à cacher sa fantaisie. Il arborait des moustaches très seventies et des demi lunettes de quadragénaire qui se vioquise. Dans cette petite clinique chirurgicale, on était loin du standard chaussures blanches collants de contention, gilet ivoire ou beige tricoté main du reste de ses collègues. On en était pas encore aux sabots plastiques de couleurs assortis au chouchous mais il y a des constantes.

Il m'a serré la louche avec des paluches de bûcheron néammoins douces et m'a invité à aller faire un tour sur la terrasse pour me brieffer. Il m'a raconté l'ambiance du soir, les consignes pour bosser avec lui. T'inquiètes pas gamin, si t'es suffisamment fainéant donc organisé, y a pas de raison que tu y arrives pas. Quand tu te poses une question, viens me voir, c'est rassurant que tu sois forcément nul, tu veux un clope?
Il roulait des cigarettes de tabac brun comme les ouvriers sur les chantiers, j'aimais bien l'odeur. J'étais maladroit à rouler le tabac. A l'époque, la surtaxation n'avais pas encore frappé et le paquet était à 5 franc, ça fait dans les 74 centimes d'euros le paquet.... Du coup, tu roules pas dans ces cas là. J'ai craché mes poumons sur la cigarette de brun et on est rentré se siroter un café avant de faire le tour.

T'avais jamais l'impression qu'il se pressait, les gestes étaient sûrs, la parole rassurante pour chacun. Je restais dans un coin de la chambre jusqu'à ce qu'il me demande de l'aide, j'écoutais, je regardais. La technique était là sans en avoir l'air et sans que ça ressemble à un rituel. Il n'avait pas peur des corps et les touchait en ami. La très grande classe. Il m'a fait faire des soins très pointus, m'a repris sans me juger, m'a indiqué comment me perfectionner, m'a attendu pour faire les choses.

Après on a discuté autour des dossiers qu'il enrichissait d'une calligraphie luxueuse au registre lexical d'anthologie. La pile de livres au fond de son sac n'a pas bougé ce soir là, on a parlé littérature, bonheur de vivre et boulot comme jamais. Il n'a jamais cherché à faire semblant de retenir mon prénom et m'a invariablement appelé "gamin" toute la soirée. J'ai aimé ce moment comme jamais, c'est à ce moment là que je me suis dit qu'il fallait que je fasse quelque chose de ma formation. Cette nuit là, j'ai décidé que je travaillerais comme infirmier.

Alors j'ai cherché, j'ai tatonné, je me suis trompé, j'ai recommencé, j'ai trouvé et j'ai cultivé. Mais encore aujourd'hui après ce quart de siècle, ce type là est l'infirmier qui m'a le plus marqué dans ma carrière. Un sage.

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