L'orage dans les jardins de la Kasbah

     La route, encore et toujours, pour retrouver la paix des départementales et des villages tranquilles, fuir l'affluence des centres urbains et la violence de la promiscuité. Le plaisir du bicylindre qui ronronne, d'une conduite enroulée qu'on cherche à perfectionner sans cesse. Je conduis souple, cherchant jusqu'où pencher dans les virages avant de décrocher, jusqu'à quel régime puis-je descendre avant que le moteur ne tousse quand on arrive dans un patelin. Rouler sur un filet de gaz, surfer sur le bitume avec l'élégance d'un radeau fait de bidons de désherbants...

Il fait chaud, le temps est lourd et les routes du Bougnalistan invitent à la halte pour profiter du point de vue et se désaltérer. Les nationales empruntées parcimonieusement sont hantées de poids lourds de toute l'Europe apportant l'opulence consumériste jusqu'au plus modeste supermarché de campagne. Les camions roulent durs, jouer à saute mouton entre eux ne me divertit guère, mais la perspective de l'arrière de la semi-remorque pendant des heures me déprime. Jusqu'à une époque récente les chauffeurs par un mauvais goût certain tentaient de se démarquer de leur semblables mais l'uniformisation est en marche, exception faite des camions d'Europe de l'est et de la péninsule ibérique. On cherche les décorations fantaisistes et les peintures criardes qui les aidaient à exister.

Sur les parkings on les voit, harassés par les cadences chronométrées et la surveillance géo-satellitaire jusqu'à se qu'on réussisse à les remplacer par des machines. L'armée des ombres est en marche, elle grossit chaque jour. Parfois on aperçoit une incongruité, un type qui n'a pas compris comment les choses fonctionnent. Il est là, devant son camion sur une chaise pliante, à l'abri de son parasol, écoutant de la musique classique sur un poste de radio. Il fait l'effet d'un punk lors d'une réception à Buckingham Palace avec sa chemise et son pantalon au milieu des maussades en survêtements et maillots de sports. Le bonhomme paraît indifférent au contraste qui l'entoure, isolé aussi. Il fait la pause, le capot de son camion ouvert pour l'aérer. La plaque indique un letton, cette carte postale accompagnera mes réflexions jusqu'au havre où je vais me réfugier cette fin de semaine.

S'offrir du temps, un luxe rare et donc cher. Pas pour remplir, se gaver d'activités plus exotiques les unes des autres. Un temps de rencontre, d'échange, de conversation, pour élargir sa vision du monde, pour pousser encore plus loin l'art de savourer la vie. Le tout au sein d'un vaisseau de pierre érigé au creux des monts du Bougnalistan. Pour savourer l'instant, j'avais choisi une approche vicinale, apercevant de loin la tour protégeant le village. L'endroit est dépaysant, intemporel, solidement rassurant. Pendant des siècles, ces murs ont protégés les inquiétudes des paysans, leur sommeil aussi.
Une fois franchi les hauteurs du village, je découvre des habitants courtois et accueillants, un pays de cocagne pas encore envahi de touristes où procrastiner le temps d'une fin de semaine à l'abri de la faim, de la soif et de l'ennui du monde. J'aime à trouver chez d'autres un lieu de vie qui soit un temple consacré au livre et aux bibelots non formatés. Une maison qui ne sorte pas des papiers glacés de décorateurs d'intérieurs en mal d'élégance et de notoriété.

Le lendemain a été employé à roder aux alentour en quêtes de paysages et de vestiges d'apogée de notre civilisation. Cela valait des semaines de vacances de tours opérator aux confins du monde, des mois de visites de parcs d'attractions. Navigant entre les gouttes, le temps restait lourd et incertain. Retraitant vers la forteresse, nous avons passé une soirée exquise à confronter nos idées, à les ordonner. Tard le soir, les nuages se sont décidé à crever et des trombes d'eaux sont tombés sur la pierre poussiéreuse et la végétation environnante. C'est le moment que je choisis pour prendre le frais et profiter de l'instant. Restant abrité de la pluie au seuil de la porte d'entrée, l'éclairage public m'imposait l'église du village derrière le mur du jardin de la maison. L'édifice orienté semblait vouloir défier les siècles et les aléas. L'air était chargé des parfums de la nature écrasé par les grosses gouttes chaudes qui lessivaient le pavé poli par les semelles de générations de Bougnats. C'était magique. Le gardien orienté des clés de l'église du lieu m'avait fait là un beau cadeau.


Commentaires

Articles les plus consultés